Bien que le récit de "PELLICULA OBSCURA", le livre de Pascal Babin, soit homogène et que l'ensemble des parties forment un tout composite, plusieurs passages peuvent être dissociés et ont été conçus comme des nouvelles plus ou moins longues fonctionnant isolément.

     Voici l'une d'entre elles.

     L'action se passe durant le Festival International du Film de La Rochelle et, comme le reste du livre, relate des faits parfai-tement authentiques.

     Temps de lecture : 4 minutes

 

 

LA CHUTE DU DRAGON

 

    Pour accéder à la salle 1 du Dragon, il faut gravir un long escalier droit d’une dizaine de mètres qu’une porte à deux battants partitionne à mi-course. Il s’en souvenait car durant sa lente escalade des marches, épaulé par sa femme, doublé par des festivaliers plus chevronnés, le couple avait repéré les toilettes du cinéma, précisément sur ce petit palier à droite de la double porte. Puis ils avaient poursuivis leur pénible ascension avant de trouver en haut deux places libres au bout d’une rangée proche de l’écran.

     Il était grand, mince et nageait dans son complet froissé. Sa femme était plus petite, une brune au regard doux et triste sous un discret chignon. L’obscurité s’est faite dans la salle, le film a démarré. Au bout d’une demi-heure, il a été pris d’un besoin pressant. À son âge il sait qu’il ne faut pas tarder, on n’a plus les capacités d’antan. Alors tout en se levant, il chuchote à l’oreille de sa femme qu’il part aux cabinets. À peine a-t-elle eu le temps d’émerger du film et de comprendre ce qu’il lui disait qu’il avait déjà disparu dans le noir.

     En s’appuyant contre la moquette murale, il avançait à tâtons sans parvenir à adapter sa vue à l’obscurité, tant celle-ci était fluctuante. À l’écran, le plan fixe sur Juliette Binoche en plein repassage ne renvoyait pas assez de lumière dans la salle pour y voir clair. Il pensait se diriger vers l’escalier mais ne parvenait pas encore à le distinguer. Il se disait qu’en poursuivant tout droit, il finirait bien par tomber dessus. Sauf que l’escalier est arrivé plus tôt que prévu.

     Son pied a glissé sur les trois premières marches et a entraîné tout le poids du corps dans la chute, dont le bruit fut en partie couvert par la bande son du film. Il n’est pas parvenu à se rattraper à la rampe, ses mains ne lui ont pas permis de se protéger, il n’a pas crié. Sa tête a basculé la première et a roulé jusqu’en bas, brutalement stoppée par la double porte battante.

     Sa femme qui s’était déjà levé de son siège pour partir à sa recherche a aperçu la silhouette de son mari disparaître dans le trou noir des escaliers. La gorge serrée, elle s’est ruée à son secours. Elle l’a assis sur une marche, du sang coulait abondamment de son crâne. Son corps semblait n’avoir plus de force, ses yeux étaient groggy. Elle a reposé doucement sa tête contre le mur, avant d’enfoncer les deux battants et de dévaler le reste des marches. Elle est apparue dans le hall du cinéma et m’a regardé en hurlant :

     - Vite ! Vite ! Mon mari est tombé !

     Moi j’étais à mon poste : assis derrière la table où l’on disposait les programmes du festival, en train de lire le journal pour passer le temps entre deux séances.

     Bien entendu j’ai couru aussitôt vers l’escalier de la salle 1 que la dame avait déjà remonté. Et en apercevant par la porte entrouverte le vieillard à terre la tête ensan­glantée, j’ai compris ce qu’il importait de faire en premier lieu. Je suis redescendu dans le hall pour attraper mon téléphone portable et appeler les secours sans attendre. Le temps qu’ils décrochent, je suis retourné dans l’escalier. Mais cette fois, en ouvrant la double porte, alors qu’au même moment un pompier répondait à mon appel, j’ai découvert avec stupéfaction le corps gisant du vieux monsieur dans les bras de Juliette Binoche en personne. On aurait dit une piéta : elle assise au milieu des marches, lui comme allongé sur elle, la tête en arrière maintenue par la main de l’actrice qui, de l’autre, caressait délicate­ment ses cheveux gris. Elle a levé les yeux sur moi, m’a fixé d’un air profondément désespéré, au point que je me suis demandé si ce n’était pas joué. La femme du mari, quant à elle, avait mystérieusement disparu.

     Le pompier au téléphone, ne parvenant sans doute pas à comprendre ce que je lui baragouinais mécaniquement, m’a demandé de lui décrire simplement la scène. Je suis resté hébété pendant quelques secondes, incapable de répondre, ne sachant pas s’il était possible de parler de l’état du blessé sans mentionner la présence de l’actrice. Il a fallu que je m’éloigne pour retrouver le sens des priorités et lui donner un rapide aperçu de l’accident.

     Aussitôt raccroché, je suis remonté voir. Le vieillard était toujours étendu, sa femme était revenue à ses côtés, mais il n’y avait plus de Juliette Binoche. Sans doute était-elle retournée en haut. D’ailleurs en entendant les dia­logues du film, j’ai reconnu sa voix.

 

     La projection ne s’est jamais interrompue, même lorsque les pompiers sont venus évacuer le vieillard sur une civière. Je ne sais pas ce qu’il est devenu par la suite. En moins d’une minute, il ne restait plus rien de leur passage, ni de l’accident, si ce n’est une tache sombre, rouge sang sur la moquette écarlate de l’escalier.

     Je me suis empressé de la nettoyer avant que la séance ne se termine et que la foule ne piétine les marches. À quatre pattes, frottant le sol avec une éponge, j’étais devenu celui qui dans les films de gangsters, est chargé d’effacer les traces du crime.

     Bien sûr je savais que Juliette Binoche était déjà dans la salle. Le festival l’avait invitée cette année pour lui rendre un hommage – « Les yeux grands ouverts » indiquait le programme. Quelques minutes avant, on m’avait demandé de lui réserver une place, pas trop loin de la sortie, pour qu’elle assiste incognito à la séance.

     Seulement lorsque le film s’est achevé et que les spec­tateurs ont quitté la salle, je ne l’ai pas aperçue. Elle a dû se mêler à la foule.

LAMA ET SON DOUBLE

 

Ça se situe aux débuts des années 1970 à La Rochelle, je ne suis pas encore né. À l’époque, Serge Lama est une vedette de la chanson qui passe régulièrement à la télévision. Son physique est célèbre puisqu’il porte invariablement la même coupe au bol de cheveux noirs et qu’il claudique méchamment dans ses pantalons pattes d’eph. Et voilà qu’un jour, ce chanteur reconnu se présente clopin-clopant dans le petit salon de beauté où ma mère, jeune esthéticienne en devenir, est alors employée. Elle se retrouve donc devant Serge Lama en personne. Or justement, et c’est là le nœud de l’histoire, elle n’a pas voulu le reconnaître ― dans tous les sens du terme.

      D’ailleurs ma mère, qui raconte volontiers l’anecdote lorsque l’occasion se présente, explique bien que ce n’est pas comme ça que cela s’est passé. Ce n’est pas Serge Lama qui est entré dans la boutique mais un type. Juste un type lambda, avec lequel elle a engagé une con­ver­sation cocasse et au cours de laquelle elle a rapide­ment compris qu’il essayait de la séduire en usant de sa ressemblance avec le chanteur célèbre. Car ma mère avouera sans difficulté qu’il avait effec­tivement des traits communs avec la vedette et que, bien que l’illusion ne fût pas parfaite, on pouvait la juger réussie. Cependant ce n’était qu’une illusion dont ma mère se refusait à être dupe. Elle s’est donc défendue afin de rompre le charme, d’abord en s’interdisant de pro­noncer le nom célèbre, pour ne pas céder d’un pas à sa supercherie, puis en lui lançant en substance :

     – Ce n’est pas parce que vous lui ressemblez qu’il faut vous prendre pour lui !

     Devant une telle logique, aussi bancale que sa dé­marche, le chanteur n’a pu que s’incliner.

     Dans son récit, ma mère insiste toujours sur sa foi inébranlable durant toute leur conversation qu’il ne pouvait pas être le vrai Serge Lama mais un type quel­conque qui jouerait la doublure. Je ne me souviens plus exactement comment cela s’est soldé mais je sais qu’elle n’a compris qui il était vraiment qu’une fois celui-ci parti. Ce sont ses collègues ou sa patronne qui lui ont confirmé qu’elle venait de parler avec Serge Lama, la star vue à la télé. Désormais elle était prête à le croire, comme s’il avait fallu qu’il soit hors de sa vue pour qu’elle puisse enfin le reconnaître. Seulement, malgré tout, elle a main­tenu que, quand bien même c’était le vrai Serge Lama, il n’en était pas moins qu’une pâle copie de lui-même.

     Parce que ça coïncidait trop, ça ne coïncidait plus.